L’audition.

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Ce matin-là, très en retard, en m’engouffrant dans un taxi, j’ai découvert un portable oublié sur la banquette arrière. Mon premier réflexe fut de me dire : « Tiens un ou une autre qui aura une journée mal engagée ». Au moment où je le saisis pour le remettre au chauffeur, mon geste s’interrompit et je me laissai tomber sur le siège en indiquant l’adresse de ma destination au « taxi-driver ». L’objet au creux de ma main je fus partagée entre ma conscience de bonne citoyenne et cette foudroyante envie de vivre une aventure pimentée par la curiosité. Oui, j’osai imaginer qu’il s’agissait d’un homme. Prise dans l’effervescence de mes pensées, je sentis l’adrénaline courir dans mes veines. Je ressuscitai. Se pourrait-il que je puisse éprouver autre chose que de regarder défiler ma vie dans mon hôtel particulier, cette prison dorée qu’érigea mon époux, avocat de renom, me coupant de ma passion pour le théâtre et de mon travail d’horlogère. Mes entrailles me rappelaient chaque jour la maternité que mon conjoint m’avait interdite. Il prétextait qu’il ne voulait pas que ma silhouette soit déformée. Mon statut de femme se bornait à organiser repas et soirées mondaines pour le conforter dans sa position sociale. Plus transparente que le cristal j’avais été jusqu’à l’orée de ma cinquantaine. J’avais osé quelques mèches chocolat dans ma chevelure auburn ; un joli tatouage polynésien sur la hanche, souvenir d’un voyage de vacances, subi des injections d’acide hyaluronique pour cacher mes cernes se creusant de tristesse, rien de tout cela n’avait réveillé l’attention de mon homme. Mais ça, c’était avant. Depuis ma rencontre avec Dorothée, ce coach de vie dont le nom était sur toutes les lèvres des épouses reléguées au rôle de potiche telle que moi. Lorsque nos maris, issus du barreau, se retiraient après le diner afin de griller leur barreau de chaise comme ils disaient sur la terrasse nos échangions nos bons plans.

 Éteinte, dans un sursaut de lucidité, j’avais pris la décision de renouer avec mon enthousiasme pour le théâtre. Je fus interrompue dans mes réminiscences lorsque le portable se mit à vibrer dans ma main. Que faire ? Répondre briserait les fantasmes que je m’apprêtais à créer. Ne pas répondre me permettait un sursis de vie. Une vibration différente m’indiqua qu’un message vocal venait d’être déposé. Était-ce professionnel ou personnel ? Peut-être un rendez-vous ? Ou alors un refus ? Quel timbre de voix était enregistré ? J’imaginais ce propriétaire charismatique, les tempes grisonnantes, un sourire ultra-brite, des yeux semblables à deux émeraudes rehaussées de longs cils. Athlétique malgré son âge, signe d’un équilibre mental et physique.

***

Arrivée à destination, je réglais ma course emportant avec moi l’objet de mon délit. Je fus étonnée par la remarque du chauffeur qui me lança qu’aujourd’hui tous ses clients venaient à cette adresse du Théâtre de Bel Air. Cela me refroidit. Je me doutai bien que de jeunes premières tout droit sorties du cours Florent avaient postulé pour cette audition du rôle de la baronne dans la pièce Frou-Frou les bains de Fabrice Hautecœur. Plus que mon physique je comptais sur mon grain de voix, puisqu’il s’agissait d’une comédie musicale se situant dans une cure thermale des années 1920.

— La ponctualité est tout aussi importante que la connaissance de votre texte, madame..

— Abigaïl suffira.

— Allons – y, Serge tu nous donnes le « la » au piano et on embraye avec le chant d’ouverture

Nous avons fait un beau voyage,

Nous arrêtant à tous les pas,

Et goûtant, dans chaque village

De bons vins et de bons repas…

— Stop ! C’est trop aigu. Reprenons et respirez par le ventre. Edmée, moins de graves. Clément, moins de trémolos. Allez, on n’a pas toute la journée.

Nous reprîmes chant, placement, port de tête lorsque le metteur en scène nous signifia qu’il en avait assez vu.

— Merci Abigaïl. Je fais un debrief avec l’auteur et je vous rappelle demain 9 heures si vous êtes retenue.

Les dés étaient lancés. Je me réjouissais de ce retour sur les planches. Une reconnexion à ma passion mise de côté pour cet homme qui n’était plus le bel hidalgo enthousiaste, prévenant de nos débuts. J’étais encore à surfer sur cette vague d’allégresse lorsqu’un mouvement dans mon sac me rappela l’autre stimulus de mon audace du jour. Cette fois, c’était un texto avec une pièce jointe. Poussée par ma curiosité j’entrai dans l’intimité d’un inconnu. Le choc du message et des images me pétrifièrent d’horreur. Je chancelai, indifférente à la circulation dense à cette heure de la journée. M’engageai sur la chaussée, sourde au klaxon d’un SUV qui ne pu m’éviter et me propulsa sous les jupons d’un camion-citerne en sens inverse.

**

Huit mois plus tard, alors que plusieurs opérations reconstructrices des mes jambes et de mon bras droit furent nécessaires, des heures de rééducation avec les prothèses, et autant de désespoir face à mes chairs meurtries, mon esprit peinait à se remémorer le film de cette journée que j’avais baptisée « Horizon Nouveau ». C’est alors qu’un reportage sur la rentrée théâtrale à la seule fenêtre animée de ma chambre d’hôpital attira mon attention. Un homme apparut en gros plan. Je fixai l’écran. Son visage m’était familier. Soudain, la porte de ma chambre s’ouvrit sur le sourire de mon mari.

— Bonjour ma chérie, c’est aujourd’hui le grand retour chez nous. Les travaux pour circuler avec ton fauteuil sont terminés. L’accès à la piscine pour tes séances de rééducation a été modifié.

Charles-Edouard était attentif, prévenant et pourtant je restai froide à ce déversement de chaleur. Son verbiage se perdit dans une brume. Je m’interrogeai sur ma survie. En plus d’être robotisée, j’avais contracté lors de mon séjour hospitalier un staphylocoque doré qui affaiblissait un peu plus mon système immunitaire. Cet apprentissage qui m’attendait m’angoissait. Et toujours ce visage de metteur en scène qui m’obsédait. Mon statut de rescapée comme ils disaient à l’hôpital se confirmait par mon installation dans la chambre d’amis. La bienveillance de mon époux avait ses limites. Cinquante ans étaient soi-disant le meilleur âge dans la vie d’une femme encore faut-il avoir un corps qui ne soit pas en pièces détachées. Je restai la plupart du temps dans ma chambre. Ma vie sociale se résuma aux visites alternées du kiné ou de l’infirmière. Mon mari sortait plusieurs soirs pas semaine. Seul. Pour assurer la pérennité de son cabinet et mes frais médicaux, disait-il. Il était bel homme, je savais qu’il lui fallait assouvir des besoins naturels. J’ai cherché un dérivatif. Maël, mon kiné m’initia au bricolage et au modélisme. Je pris goût aux automates. Assembler, calculer et parvenir à créer des mécanismes précis me faisait oublier ma situation. J’aimais la précision de ces mécanismes qui me rappelèrent mon métier d’horlogère. Mes prothèses du bras et de ma main droite ne me permirent pas de reprendre cette activité.

En cherchant des vis et écrous dans le garage, je découvris dans un carton un de mes vieux sacs. Farfouillant dans son contenu, je compris qu’il s’agissait du sac que j’avais au moment de l’accident. Curieusement, il y avait un téléphone que je ne reconnaissais pas. Mon époux avait dit que mon téléphone avait été détruit. Alors à qui était ce téléphone ?

Je commandai sur internet un chargeur pour ce modèle que je me faisais livrer en colissimo express. Il me tardait de découvrir un indice m’indiquant à qui appartenait ce téléphone. Après une nuit de charge, le voyant batterie m’indiqua que l’objet était opérationnel. Toutefois, quelques manipulations techniques furent nécessaires pour le déverrouiller, j’entrepris d’explorer les messages, rien de palpitant. Des échanges professionnels dans le milieu du théâtre. Un message contenait une pièce jointe. Je l’ouvris. Tout me revint. La découverte sur la banquette arrière du taxi, l’audition, le message sur le trottoir et le noir. La photo affichait deux hommes dont l’étreinte ne laissait aucun doute sur leur passion ni leur relation. Je reconnaissais le visage aperçu à l’hôpital. Celui du metteur en scène qui embrassait à pleine bouche mon mari. Je me souvins du texte du message : « Mon lapin, j’ai encore le goût de ton sucre d’orge dans la bouche. Kiss, ton Dard Wador ». Bafouée, humiliée par cette ignoble découverte qui avait amputée mon corps et bouleversé ma vie, je restai coi.

Après un long silence, la seule pensée qui se fit jour en moi fut que la vengeance est un plat qui se mange froid.

**

Chaque jour je peaufinai mon automate. Des heures durant je m’enfermai dans une chambre transformée en atelier, autant que me le permettait mon état de santé. Charles-Edouard s’absentait pour de longs week-ends de travail disait –il. Je ne bronchai pas. J’économisai mes forces rongées par ce staphylocoque, épuisées par les fluidifiants sanguins et la batterie de cachets pour ci ou pour ça. Mon cercle social s’enrichit de mon notaire que je consultai en visio-conférence ou qui se déplaçait dès lors qu’il fallut ma signature. À l’insu de Charles- Edouard j’acquis un manoir en Normandie. L’édifice n’était pas de la première jeunesse et conviendrait à l’usage que je lui réservai.

**

— Bonjour maître ! Je suis très étonné d’avoir reçu votre requête, car je ne connais absolument pas cette Abigaïl De Montigny. J’ai interrogé ma sœur et une cousine, toutes deux passionnées de généalogie, nous n’avons pas ce patronyme dans nos arbres générationnels.

— Asseyez-vous, je vais vous remettre le courrier de madame De Montigny de son nom de naissance. C’est l’épouse de maître Gonzague De La Charlerie, un ténor du barreau. Cela éclairera votre chandelle. Au fait ma femme est une grande admiratrice de vos spectacles vivants. Frou-Frou les bains, vous a propulsé sous les feux de la rampe.

Une ombre passa sur le visage du metteur en scène à l’évocation de cet avocat de renom. Comédien avertit il fut prompt à se ressaisir.

— Je vous ferai porter par coursier, en ce cas des invitations en back stage pour mon prochain spectacle « Le bal des escargots » une œuvre de Jean-Claude Martineau.

— Vraiment votre générosité m’honore. Bon, revenons à l’affaire qui nous occupe. Voici le testament de Madame De Montigny. Elle stipule qu’elle était également une fervente amatrice de vos pièces de théâtre et que n’ayant pas eu la chance d’avoir de descendance elle vous lègue un manoir de Normandie. Elle souhaite que vous lui redonniez vie en le transformant en centre de formation théâtral pour les jeunes en décrochage scolaire, incapables d’accéder aux plus prestigieuses écoles d’art dramatique trop onéreuses.

— Comme ça elle me fait son héritier ?

— Oui et une somme substantielle de 600 mille euros sera créditée sur votre compte dès que vous m’aurez signé quelques documents. Vous voilà riche.

**

— C’est moi ! Savais-tu que ta femme avait fait de moi son unique légataire ?

— De quoi parles-tu ?

— Je sors de chez son notaire. Elle me cède un manoir en Normandie pour en faire un centre de formation théâtral.

— J’ignorais qu’elle possédait une demeure en Normandie…

— Et ce n’est pas tout, elle augmente mon capital de 600 mille euros. C’est, je crois ce qui reste de son indemnisation d’accident. Tout de même, en pleine journée se faire faucher par un chauffeur ivre ça valait bien deux jambes et un bras en moins pour toucher un pactole d’un million d’euros.

— Arrête ton humour noir. Je déteste ça. Que dirais-tu d’aller voir ce manoir ce week-end ?

— Oki, avec plaisir mon chou.

— Bon à ce soir, j’ai une plaidoirie à assurer. Kiss

— Kiss

**

— C’est beau la Normandie, j’avais oublié. Tu as bien fait mon chou de proposer d’enlever la capote, c’est agréable en ces premières journées ensoleillées de printemps.

— Oui lapin, sortir de mes dossiers et ne plus penser aux victimes ou à ces malfrats à défendre me repose.

— Tiens je crois que c’est là selon le GPS.

— Ça semble abandonné. Elle t’a légué une ruine.

— Le notaire m’avait prévenu que quelques travaux seraient à prévoir. Avec les fonds qu’elle ma gracieusement offerts, t’inquiète tu ne deviendras ni maçon, ni pépiniériste.

— Arrête tes fadaises, descends ouvrir le cadenas de la grille d’entrée.

— Ouais, j’ai hâte de voir quel cadeau elle m’a laissé, comme le stipule son testament.

— Ah bon ? Un présent pour toi dans cette masure délabrée ?

— Prends ta lampe torche, je doute que l’électricité soit activée.

Après quelques enjambées parmi les hautes herbes, ils arrivèrent sur le perron où la rambarde n’avait plus la solidité d’antan. La lourde porte d’entrée recouverte de mousse dont les gonds grincèrent d’être ainsi dérangés dans leur tranquillité.

— Oh mon chou, ta femme aurait pu prévoir une fée du logis pour un coup de propre.

— Bon alors il est où ton cadeau?

— Sais pas.

— Ya quoi là bas, la porte derrière le grand salon ?

— Peut-être un cabinet secret pour des cochonneries, hein ça te dit ?

— Ce n’est pas le moment dans ce lieu infesté de poussière et de toiles d’araignée

— Allez ouvre ! J’essaie c’est bloqué.

— Attends je force avec toi.

CLAC !

— Bah mazette, tout ça pour rien, lapin ! juste un coffre vermoulu. Peut-être un très…

Une déflagration retentit empêchant le talentueux metteur en scène de terminer sa phrase. Il s’écroula aux pieds de son amant, un trou béant au lieu du torse.

Le choc laissa place à la sidération, puis l’avocat hoqueta un terrible cri de douleur du plus profond de ses entrailles. Immobile, le regard suspendu à un mécanisme encore accroché au couvercle du coffre imprudemment soulevé par le metteur en scène. Le puzzle se reconstitua en son esprit malgré les éclats de bois, de mousse, de chair et de sang disséminés autour de lui. Il revit les heures où sa veuve s’enfermait dans son atelier à bricoler sur ses maudits automates. La rage le gagna au travers des torrents de larmes qui l’aveuglèrent. Son amour gisait, foudroyé sous ses yeux.

Un cliquetis se fit entendre, il leva le regard. Un engin en forme de montgolfière descendait jusqu’à lui. Il se recroquevilla, méfiant lorsque la nacelle lilliputienne toucha le sol froid, fait de tomettes. À l’intérieur une lettre avec son nom dessus. Il hésita puis décacheta la missive.

Charles Edouard, je ne sais si c’est toi ou ton amant qui aura reçu la décharge de chevrotine. J’espère que ce sera ton homme ou ta femme. Quel rôle joue-t-il ? En bon comédien, il doit s’adapter facilement à tes envies. Comment j’ai su pour tes frasques ? Figure-toi que j’ai trouvé un téléphone sur la banquette arrière d’un taxi le jour où je me rendais à une audition pour un rôle dans une pièce. C’est en sortant du théâtre de ton nouvel amour, qu’un message vidéo sur ce téléphone a piqué ma curiosité. Tu imagines combien j’ai été ébranlée en découvrant une photo de cet homme t’embrassant goulument au point de traverser sans regarder. La suite tu la connais. Je peux reposer en paix sachant que je ne serai plus jamais transparente ni pour toi qui m’as refusé la maternité et asservie à ton besoin de paraître, ni pour ce metteur en scène qui a boudé ma prestation lors de mon audition. Il est vrai qu’une bimbo avait plus de chance de lui lancer sa carrière qu’une bourgeoise vintage comme moi. Adieu.

Abigaïl.

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4 Comments

  • Bonjour Marie-Josée, quelle magnifique histoire de vengeance ! L’histoire est bien construite, on commence à entrevoir le plan, et la lettre finale l’explicite. C’est bien mené, bien écrit, un vrai film avec un méchant qu’on n’aura pas de peine à voir disparaître. Merci pour ce bon moment de lecture .

    • Merci Nadiège de ta venue. J’ai tenté à nouveau un texte dans le noir de chez noir. C’est un univers qui me plaît bien. A bientôt de se relire.

  • Bonjour Marie-Josée,
    Ta nouvelle réunie les éléments indispensables à une belle vengeance ce qui fait d’elle une histoire réussie. On y retrouve cette passion pour le théâtre et une belle touche d’humour qui nous fait sourire. Bravo pour cette nouvelle écrite avec brio.
    A bientôt de lire tes nouveautés.
    Marie Christine

    • Merci Marie-Christine d’être venue lire cette nouvelle qui illustre l’adage « La vengeance est un plat qui se mange froid ».

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