C’était un dimanche en famille, paisible comme tant d’autres. Toute la famille, réduite à peau de chagrin depuis la mort du père et le départ de la mère et des deux enfants dans le Lubéron, loin des mauvais souvenirs, savourait dans le jardin les premières chaleurs du printemps. Un vrai décor tout droit sorti d’un tableau d’Edouard Manet.

Les restes du poulet rôti faisaient le festin de Gribouille le Golden retriever du fils, pendant que chacun appréciait le flan coco nappé de caramel. Une coccinelle courait sur la nappe fleurie. Cette quiétude peinait à masquer la tension qui s’était installée entre frère et sœur. Tout était parti en une cascade de mots, de reproches, d’arguments chacun voulant avoir le dernier mot.

Zoé, la trentaine trébuchante, décoratrice d’intérieur s’extasiait des couleurs éclatantes révélaient par le soleil de cette journée. Volubile, elle refaisait tout le cercle chromatique avec une nette préférence pour les déclinaisons du bleu. Depuis son retour de Nouvelle -Calédonie où elle avait découvert le trou bleu c’était pire. De l’azur, au bleu de Prusse en ricochant sur le cobalt ou l’outre-mer, pour plonger dans le bleu céruléen et rebondir sur le bleu Majorelle, elle ne tarissait pas d’éloges sur le nuancier de cette couleur primaire, symbole de royauté ou d’abondance avec le fameux bleu égyptien. Ce à quoi, Théo, quarante-cinq ans et enseignant émérite d’une section de grands à l’école maternelle « Les pervenches » opposait moult arguments pour contredire sa sœur sur la souveraineté du bleu, comme la couleur essentielle. Le temps du dessert le ping-pong verbal de la fratrie s’était estompé quand soudain, Zoé revint à la charge :

─ Tiens d’ailleurs toi-même dans ton école, combien de classes sont bleues ?

─ Aucune, excepté la salle de repos des petites sections.

─ C’est bien la preuve que le bleu de toutes les couleurs est LA couleur la plus apaisante. Pourquoi crois-tu que tous mes clients choisissent cette nuance pour les chambres de leurs enfants ?

─ y’a qu’à voir comment tu les enfumes avec ta théorie du bleu ci, du bleu ça, qu’ils finissent complètement sonnés, abasourdis de toute la gamme des bleus. Pour sûr c’est le blues que tu leur donnes.

─ Quelle mauvaise foi ! Le bleu représente la force et suscite la spiritualité. Regarde Avatar, le bleu c’est la paix future loin de la pollution et du tumulte.

─ Ouais et en allemand blues veut dire saoul et triste en anglais. Le bleu c’est le spleen de Baudelaire.

─ Et le drapeau de l’Europe est bleu, c’est bien la preuve de sa capacité fédératrice.

─ Ne dit-on pas avoir eu une peur bleue ? Alors pour la force tu repasseras cocotte. D’ailleurs bleu rime avec douloureux. Comme des coups qui cognent la peau.

─ Ça rime aussi avec amoureux et fleur bleue et toc !

─ Bleu rime avec contour des yeux quand la nuit avale le repos avec sa copine insomnie.

─ Grr…tu m’agaces ! Tu n’y connais rien en colorimétrie.

─ Sœurette, j’essaie de te démontrer que tu t’enfermes dans des certitudes absurdes. Rien n’est aussi figé qui ne puisse évoluer. Les clichés sont un obstacle à la création. Tu devrais le savoir toi, dont le métier est de créer des décorations d’intérieurs.

Un silence s’installa. La mère sans mot dire, elle voulait rester neutre, se leva pour aller chercher le plateau de café. Les chamailleries de ses enfants lui rappelaient que la vie était faite d’ajustements, de frictions qui n’étaient que broutilles dès lors que l’amour était là. Lorsqu’elle déposa les tasses et commença à servir, Zoé ne put s’empêcher de demander :

─ Maman, qu’est ce que tu en penses toi, de la suprématie du bleu dans le monde ? On dit bien la planète bleue, le ciel bleu, les océans…

─ Et c’est reparti, mais frangine les océans sont bleus car le ciel se reflète dedans !

La mère sourit, inspira puis :

─ Ma chérie, les aiguilles de mes piqûres d’insuline me laissent suffisamment de bleus sur la peau, que je n’éprouve aucune attirance pour cette couleur dans mes vêtements, mes draps, ma vaisselle, ma déco, dans ma vie tout simplement. Le bleu est synonyme de peine et de larmes pour moi. J’ai une peau d’art blues comme si Miro avait pris mon derme pour toile.

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